S'il y a un homme pour qui tous les clichés les plus éculés du journalisme peuvent être utilisés, c'est bien Jean-Claude Killy. On peut donc dire à propos du Français: il était une fois un petit prince du sport… Lorsqu'il naquit à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), le 30 août 1943, les fées de la réussite se penchèrent longuement sur son berceau. De fait, le garçon se bâtit d'abord une formidable carrière de champion de ski du côté de Val-d'Isère où sa famille avait émigré, avant de devenir un homme d'affaires avisé, puis le patron d'une société amenée à organiser quelques-uns des plus grands événements sportifs de la planète. Dont le Tour de France cycliste, le meeting d'athlétisme Golden League de Paris, l'Enduro moto du Touquet ou encore le rallye-raid Paris-Dakar.
Aujourd'hui, le petit prince vit et travaille toujours. Il porte un nom devenu un véritable symbole dans le monde entier. Il est installé depuis trente ans dans le canton de Genève. Devenu veuf il y a un peu plus d'une décennie – son épouse, l'actrice Danielle Gaubert, est décédée en 1987 d'un cancer; une page de son existence qui a provoqué chez Jean-Claude Killy une immense cicatrice –, il a trois enfants et quatre petits-enfants dont il avoue s'occuper avec un énorme plaisir. Car celui que ses intimes surnomment «Toutoune» sait prendre le temps de vivre, malgré des activités démentielles. Il limite ainsi au maximum sa présence au bureau. «L'une de ses nombreuses qualités, c'est de savoir se faire rare, confie un proche, membre comme lui du Comité international olympique. Jean-Claude prend des décisions à la vitesse de la lumière. Il perd un minimum de temps en affaires. Tout en brassant pourtant des millions de francs.»
Dans ce restaurant de Cologny où il nous reçoit en jean, chemise et pull-over jeté sur les épaules, Jean-Claude Killy commande un thé dans lequel il glisse un seul sucre et pas de crème. «Je fais le même poids qu'à l'époque où je skiais», lance-t-il, malicieux. L'homme est chaleureux, aimable. Il a de la prestance et le poids des ans ne semble avoir aucune prise sur lui. Surtout, il respire la tranquillité, la sérénité. Mieux, on ne décèle pas chez lui la moindre once de «m'as-tu-vu?». Jean-Claude Killy a non seulement un tempérament de gagnant mais – et c'est une qualité rare chez les sportifs – il est aussi un entrepreneur au sens économique du terme.
Quel regard porte-t-il sur son parcours? La réponse de l'ancien champion du monde de descente de Portillo (1966) et triple champion olympique de Grenoble (1968) tient en deux mots: «la surprise». «Au début, je ne pensais qu'à ma carrière de skieur. Mon seul but: être devant mes adversaires chaque week-end. Le reste, je m'en moquais. Naïvement, je me disais que tout s'arrêterait en 1972 lors des JO suivants. Je me voyais alors revenir à Val-d'Isère pour travailler avec mon père dans son magasin de sport. Je n'imaginais pas ma vie ailleurs qu'à la montagne. Dans la simplicité. J'étais ambitieux dans le sport uniquement. Mais le ski m'a offert des occasions et j'ai tiré avantage de la situation.» Il ajoute: «Si je devais mourir demain, je n'aurais aucun regret. J'ai bien dû empiler quelques vies les unes sur les autres.»
Des magasins de sport, Jean-Claude Killy en compte plus d'un aujourd'hui, qu'il a montés et gère avec son père et son frère. Ils ne représentent qu'une partie de ses avoirs, lesquels lui permettraient sans doute de prendre sa retraite. Et de ne faire rien d'autre qu'enfourcher son vélo de course pour gravir quelques «bosses» ou effectuer le Tour du Léman; de s'adonner à sa passion pour l'opéra auquel l'avait initié jadis son épouse; de déguster entre amis les bordeaux qu'il affectionne ou de jouer plus fréquemment encore avec ses petits-enfants.
Killy est bien trop actif pour se laisser aller à l'oisiveté. «J'ai toujours éprouvé le besoin de faire quelque chose, d'être occupé.» Voilà pourquoi l'ancien champion est passé au fil des ans du statut de skieur professionnel à celui d'homme d'affaires (il a obtenu l'Oscar 1982 de l'exportation pour la société de vêtements de sport Veleda-Killy). De la coprésidence du Comité d'organisation des JO 1992 d'Albertville à la présidence d'Amaury Sport Organisation (ASO), une filiale du Groupe de presse Amaury (L'Equipe, Le Parisien) à laquelle appartiennent nombre d'événements sportifs.
Aujourd'hui, Jean-Claude Killy conduit toujours ses affaires personnelles, tout en étant, depuis 1994 (il a quitté la présidence d'ASO en 1996), président de la Société du Tour de France cycliste, en parallèle avec sa carrière de membre du CIO. Au sein de la vénérable institution, nombre de personnes le verraient bien prendre la succession du président Juan Antonio Samaranch, au moment où celui-ci partira à la retraite. Mais l'homme n'est pas vraiment prêt à faire les concessions qu'une telle candidature suppose. Surtout, il ne veut pas faire le «tour des popotes» pour récolter des voix. «Je n'aime pas ça», affirme-t-il.
Quel futur, alors, pour «Toutoune»? «J'essaye strictement de faire bien ce que j'ai à faire. Si tel n'était pas le cas, j'aurais le sentiment de perdre ma liberté. Or je n'y tiens pas du tout. J'espère que faire mon travail le mieux possible amènera le destin à choisir correctement pour moi.»
Il est temps de nous quitter, Jean-Claude Killy repousse sa tasse de thé vide, se lève, salue avec courtoisie le personnel de l'établissement public, enfile sa veste et prend congé de nous. Sa poignée de main est franche, comme l'homme. Puis il se glisse dans sa VW Golf VR6 et se fond dans la circulation, anonyme comme sa vie genevoise. «C'est pour cela que j'aime la Suisse: un pays d'accueil extraordinaire. J'aime le caractère de ses habitants et leur discrétion. Autant d'éléments qui se cultivent aussi à Val-d'Isère, le coin de montagne d'où je viens.»